
Par Jacque
Le regard langage ou le langage du regard
« La façon de regarder, c’est du langage. C’est un échange de langage interpsychique, le regard ».[1] Ce dernier n’est-il pas le miroir de l’âme ?
Nous avons besoin du regard de l’autre et de sa voix qui nous nomme. De sa voix qui nous nomme, pas n’importe quand, pas n’importe comment ; au moment où je le regarde parce que je me cherche ; d’une façon rassurante parce que je me sens incapable de me survivre à moi-même pour donner un sens à ma vie »[2].
Nous sommes avant tout des êtres regardés. Le regard, c’est toujours le regard de l’Autre. « II est important de rappeler que le regard n’est pas la vision. Au Brésil il est facile de faire cette distinction, car il y a une expression qu’on emploie familièrement lorsque l’on sort et que l’on confie la garde de l’enfant à quelqu’un d’autre : « Olha este menino », « garde un œil sur cet enfant ». II ne s’agit pas alors de regarder avec les yeux grands ouverts, mais plutôt d’avoir l’oreille attentive, d’écouter si le bébé ne pleure pas. Dans « l’œil » de ce regard-là, il est donc question d’investissement, d’attention. C’est de cela qu’il s’agit dans le regard fondateur de l’Autre. Pour que le bébé puisse se regarder au stade du miroir, il faut supposer l’existence préalable d’un regard originel, d’une présence originelle, sur laquelle l’absence va pouvoir s’inscrire. On répète comme des perroquets ce que Lacan dit à propos de l’importance, pour la constitution de l’appareil psychique, de la scansion présence-absence maternelle ; mais on oublie que sans présence fondatrice il n’y aura pas d’absence qui puisse s’inscrire. J’ai été intéressée par les travaux de l’Américaine Selma Fraiberg sur la question du regard, car elle avait une expérience préalable auprès d’enfants aveugles. Or, elle dit que le bébé aveugle perçoit parfaitement le “regard” de sa mère, à travers d’autres voies, telles que le toucher ou l’ouïe. Je dis cela pour nous aider à décoller la question du regard de celle de la vision (…) « C’est seulement dans le regard de l’Autre que vient se constituer cet ensemble formé par l’organique et par l’investissement libidinal propre au narcissisme primordial. Les médecins du service public étant en majorité des femmes, il n’est pas difficile de leur faire sentir cette distinction. Je leur dis : « Le matin, en vous regardant dans la glace, vous vous mettez à penser à une petite ride, ou à la coiffure qui n’est pas comme il faut. Ce n’est que l’amoureux ou le mari qui, en disant “comme tu es belle chérie”, peut permettre que se constitue à nouveau cette unité du vase avec les fleurs au-dessus ». Les médecins femmes le comprennent bien. Pour montrer que, dans la relation du narcissisme secondaire, nous ne nous percevons pas non plus comme objet d’investissement libidinal, il suffit de penser à ce qui se passe quand on arrive au travail et qu’on croise une collègue qui nous dit aussitôt : « Tu travailles trop en ce moment, tu devrais te reposer ». Autrement dit, dans le regard du petit autre, notre semblable, nous ne nous voyons pas merveilleuses, phallicisées. Ce n’est que dans le regard de l’Autre primordial, et dans celui de l’amoureux ou de l’amoureuse que cela peut avoir lieu ; ce qui nous rend l’amour si précieux. »[3] « Notre corps éprouve le regard, il est pris par celui-ci suivant des modalités infiniment variées. La clinique du regard révèle les souffrances du comment je me vois, comment je me regarde, comment l’autre me regarde, mais aussi celles du donner à voir comme de la soustraction au regard, anorexie, boulimie, phobie, scarification et aussi bien tatouages, expérience du corps à l’aide de substances, ou encore addictions. C’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Ce regard qui me manque et que je désire. Thèse essentielle de Lacan qui éclaire le triomphe actuel du narcissisme et sa vérité : vitalité et tranchant mortel du rapport à l’image spéculaire. L’angoisse guette d’un regard qui vous voit sans vous regarder. L’artiste sait que le regard est un objet. L’image a envahi le monde avec une puissance inégalée. L’apparence, l’être, la rue, le métro, les relations à l’autre, le social, la sexualité… Rien n’y échappe. Facebook, Instagram, Snapchat… je me donne à voir. Quel succès ! Big Brother ne fait plus peur. C’est le triomphe de l’œil, et de ses appareils sophistiqués : ils sont partout. « Le spectacle du monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoyeur » (Jacques Lacan). Nous qui voulons voir et être vus, sommes devenus omnivoyeurs. »[4]
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Le regard comme l’objet « a » lacanien
Lacan ajoute aux objets de Freud la voix et le regard. Ainsi le sujet ne sait-il jamais ce qui le séduit ou le fascine chez l’être aimé. Il pense s’éprendre d’une personne dans sa totalité. Mais est-ce bien sûr ? Il s’éprend assurément de l’image de cette personne. Mais cette image – i(a) chez Lacan – dissimule sans doute ce qui cause son désir. Pour Lacan, l’objet de la pulsion, c’est l’objet du désir. Il n’y a qu’un seul objet, matriciel ; il l’appelle objet « a ». L’objet « a » est « l’objet cause du désir ». C’est la souffrance qui nous fait cogiter. Les causes de la souffrance relèvent du désir. Et la cause du désir est l’objet petit a. L’objet « a » place le sujet de l’inconscient en rapport avec sa pulsion. Freud montre que les pulsions ne tiennent leur existence qu’au fait qu’elles ne peuvent atteindre leur but. Il en dénombre cinq qui sont les cinq façons pour la pulsion de s’organiser, de s’organiser pour rater. On peut les faire correspondre aux cinq formes de l’objet a : le refoulement (la graine, les fèces) ; la sublimation (le fruit, le sein) ; le retournement sur la personne propre (la tige, le regard) ; le renversement dans le contraire (la fleur, le rien) ; le passage de l’activité à la passivité (la feuille, la voix). L’objet a devient la cause du désir et la base des fantasmes. Prenons le regard comme exemple. Cet objet « a » imaginaire n’est ni la vue ni la vision. Il existe même pour la personne aveugle de naissance !
C’est par le regard que j’entre dans la lumière
« Aujourd’hui, nous sommes envahis par l’idéologie de cette « image de soi » qui se décline en « estime de soi » ou « manque de confiance en soi », slogans de la psychologie qui montrent l’impact du regard de l’Autre dans notre manière d’éprouver notre être. Cette image ne doit pas forcément être parfaite, mais elle doit attirer l’intérêt. Être visible, c’est être choisi. Être choisi, c’est être regardé. Le regard que j’attire me donne alors une satisfaction, vient combler la béance du sujet, car, comme le dit Lacan, « C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet ». Cette expérience est celle de « l’eutuchia, ou dustuchia, rencontre heureuse, rencontre malencontreuse » qui établit la façon dont je l’éprouverai. Il s’agira alors de situer les conséquences de cette rencontre heureuse ou malencontreuse : enthousiasme, joie, amour, beauté, privilège, triomphe, adoration, exaltation, célébration, foule, succès, lumière, etc., se déclinent du côté de la jouissance d’être regardé par un Autre qui vous aime et vous admire, et, à l’inverse, tristesse, malheur, désillusion, honte, déchet, mépris, ravage, haine, exclusion, etc., parlent des affects liés à la mauvaise rencontre avec le regard de l’Autre. Nous les déclinerons dans le registre du corps. Comment le corps est-il affecté par ce regard de l’Autre ? Cela touche-t-il son image ? Et comment ? Cela atteint-il le corps en tant qu’il est parlant ? Les maladies psychosomatiques sont-elles des écritures d’un regard sans paroles ? Les symptômes, ces manifestations du désordre psychique, sont-ils induits par le regard de l’Autre, l’impact de sa percussion ? L’expérience de l’effroi, notamment, est-elle prise dans cette fixation au regard comme objet qui m’annihile ? Comment le corps réagit-il à cette présence du regard ? Comment se traduit, dans les fantasmes où je m’imagine être vu, la présence du corps de l’Un dans son rapport à l’Autre ? »[5]
Le regard dans le registre du corps
Le regard, c’est toujours le regard de l’Autre. Le regard de l’Autre, nous les déclinerons dans le registre du corps. Comment le corps est-il affecté par ce regard de l’Autre ? Cela touche-t-il son image ? Et comment ? Cela atteint-il le corps en tant qu’il est parlant ? Les maladies psychosomatiques sont-elles des écritures d’un regard sans paroles ? Les symptômes, ces manifestations du désordre psychique, sont-ils induits par le regard de l’Autre, l’impact de sa percussion ? L’expérience de l’effroi, notamment, est-elle prise dans cette fixation au regard comme objet qui m’annihile ? Comment le corps réagit-il à cette présence du regard ? Comment se traduit, dans les fantasmes où je m’imagine être vu, la présence du corps de l’Un dans son rapport à l’Autre ? »[1]
EEn psychodrame nous travaillons l’image du corps. Cette image du corps est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles. Elle peut être considérée comme l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant. L’image du corps est, à chaque fois, moment-mémoire inconscient de tout le vécu relationnel et en même temps, elle est actuelle, vivante. Je m’en réfère surtout à la théorie de l’image du corps développée par F.Dolto ainsi qu’au stade du miroir décrit par Lacan. La fonction du stade du miroir s’avère, écrit Lacan, comme un cas particulier de la fonction de l’imago, qui est d’établir une relation de l’organisme à la réalité. La construction du sujet, nécessite donc comme intermédiaire, l’image du corps. C’est dans cette reconnaissance que se réalise l’imaginaire. « C’est dans les premières semaines et dans les premiers mois de la vie que se corporéîsent de façon dynamogène émotionnelle les variations de perceptions sensées par le lien d’aimance à l’adulte source de vie et de con-naissance au désir qui festonne les besoins ! »[2].
Cette image totale du corps s’avère donc structurante pour l’identité du sujet, par l’intermédiaire du corps propre. L’image du corps comme totalité remplace l’imago morcelé du corps. L’enfant n’a pas au départ l’expérience de son corps comme une entité unifiée. Il le perçoit au contraire comme dispersion de tous ses membres d’où le nom de « fantasme du corps morcelé ». L’existence de ce fantasme peut d’ailleurs être reconnu dans plusieurs psychoses. La conquête d’une image, celle du corps, structure le Moi. Je rappelle les trois étapes essentielles mises en évidence dans le stade du miroir :
1° l’enfant perçoit le reflet du miroir comme un être réel qu’il tente de saisir ou d’approcher. Il va jusqu’à chercher cet autre derrière le miroir. L’image qui est la sienne est là reconnue comme étant celle d’un autre.
2° L’enfant va comprendre que l’autre du miroir n’est qu’une image et non pas un être réel. Il ne cherche plus l’autre derrière le miroir car il sait à présent qu’il n’y a rien.
3° La troisième étape sera marquée par la reconnaissance non seulement de l’autre comme image, mais aussi de l’autre comme étant son image. L’enfant sait à présent que le reflet du miroir est une image et que cette image est la sienne.
Cette image est donc différente de la réalité du corps ainsi que du schéma corporel.
Il ne faut pas confondre image du corps et schéma corporel. Le schéma corporel est une réalité de fait, il est en quelque sorte notre vivre charnel au contact du monde physique. « Le schéma corporel peut se construire en fonction d’atteintes organiques (p.ex : poliomyélite déclenchée avant la marche) et donc se trouver infirme. Mais l’image du corps peut ne pas être affectée si la relation soutenue par les parents est une relation souple, sans trop d’angoisse, etc. On peut faire l’hypothèse que la non-structuration de l’image du corps est en grande partie due au fait que l’instance tutélaire, désorientée de n’avoir jamais les réponses attendues habituellement d’un enfant de cet âge, ne cherche plus à communiquer avec lui autrement que dans un corps à corps, pour l’entretien de ses besoins, et abandonne son humanisation. Chez des enfants précocement infirmes poliomyélitiques, par exemple, qui ont donc, eux, un schéma corporel plus ou moins gravement infirme, peut très bien se révéler une image du corps parfaitement saine, à condition, du moins, qu’ils n’aient pas été névrosés avant la poliomyélite et aient été soutenus au cours de la période aiguë de la maladie par la mère et le père, dans leur relation à autrui et à eux-mêmes. Ils dessinent alors des corps qui ne présentent aucun des dysfonctionnements ou des manques qui sont les leurs.
En conclusion, si le schéma corporel est en principe le même pour tous les individus de l’espèce humaine, l’image du corps, par contre, est propre à chacun : elle est liée au sujet et à son histoire. Il en résulte que le schéma corporel est en partie inconscient, mais aussi préconscient et conscient, tandis que l’image du corps est éminemment inconsciente ».[3]
[1]Hélène Bonnaud, Le regard sur le corps, https://www.lobjetregard.com/2016/06/23/lempreinte-du-regard-sur-le-corps/
[2] Préface de F. Dolto, « L’éveil de l’esprit », p.8.
[3]Fr.Dolto « L’image inconsciente du corps », p.22.
Ça me regarde
Le « ça me regarde » indique que la pulsion scopique est engagée dans le rapport du sujet à l’autre, au partenaire. Nous pouvons souligner également la dimension énigmatique du regard, avec son corrélat d’angoisse face à la question « Que me veut l’Autre ? ». Comme le dit Lacan, « le sujet a toujours à reconstituer l’objet, il cherche à en retrouver la totalité à partir de je ne sais quelle unité perdue à l’origine ( …) »[6]. Cette conception de l’objet originellement perdu, est désignée par Lacan par la lettre a comme nous l’avons vu plus haut. Freud déduit de cette perte originelle une expérience de satisfaction mythique, que le sujet tentera désespérément de retrouver, ce qui fonde son désir. Le sujet est ainsi voué à une répétition de cette quête qui ne pourrait le satisfaire, puisque, à vouloir répéter l’expérience première, il en éprouve une perte inévitable : l’objet retrouvé n’étant jamais le même, il diffère à chaque fois, c’est une rencontre manquée qui se réitère, tout en rappelant systématiquement la perte initiale. « L’objet « a », c’est ce qui « reste » (par exemple, d’une rencontre). On pourrait parler ici d’un « en plus ». Ceci se rapproche de la façon dont Lacan définit l’objet « a » : « plus de jouir ». Il est en effet cause du désir, lui-même articulé avec la jouissance ; mais l’objet « a » est hors jouissance. C’est parce qu’il est hors jouissance que c’est du négatif qui devient du « pins de jouir » … Je dis ceci pour préciser ce que j’entends par « l’objet a, c’est ce qui reste ». On est en train de converser poliment avec quelqu’un, et quand on se retrouve seul, on peut se dire : « Quel emmerdeur !» ou bien : « Quel moment agréable !», et on reste fasciné, pris dans le « regard » de l’Autre. De même à propos de la voix, etc. L’objet « a » est « hors jouissance », mais la jouissance, elle, est dans la rencontre. Et quelque chose va typifier ce mode de jouissance, sous forme d’un « sentiment », d’un « Einfühlung ». À rapprocher ce phénomène de ce que Lacan appelle « l’instant de voir ». Nous pourrions proposer aussi « l’instant de sentir », au sens pathique du terme : sensibilité pathique, immédiate, au style de celui qui se présente ; une certaine qualité spécifique de son mode de présence… Ce qui permet de faire un diagnostic avant tout repérage de symptômes »[7]. Notre culture produit de l’objet a pour tous afin de combler les manques. Lacan parlait de la télévision, comme projetant l’objet a pour tous. Est-ce un monde de la jouissance consommatrice sans limites ? La science, d’après Lacan, nous donne des gadgets pour combler ce qui nous manque dans le rapport à l’(A) autre. La société de consommation serait-elle devenue une société de consolation ?
Le regard et la honte
L’image renvoyée par l’autre peut-être vécue avec tant de violence, vécue avec tant de négativité qu’elle confronte le sujet au sentiment d’être nul, de ne rien valoir, d’être un moins que rien. La blessure narcissique est extrêmement profonde, le sujet se retrouve désemparé, floué, effondré, impuissant, totalement invalidé. Il n’a plus qu’une seule envie c’est de disparaître. Il perd la face et reste incapable de réagir. Le regard de l’autre est, d’une certaine manière, toujours présent. Le plus dur c’est le regard, car il y a des regards qui tuent. La honte se vit dans le regard et s’épanouit dans le silence. La honte est toujours vécue devant autrui, face au regard d’autrui. La personne qui se rend compte qu’une partie d’elle-même qu’elle n’aime pas est découverte par autrui va éprouver de la honte. Elle va se sentir humiliée devant le jugement de l’autre. Le discours intérieur est toujours dévalorisant. Parler en public est souvent vécu difficilement. En effet : il y a un risque à s’exposer au jugement de l’autre, de pouvoir en être humilié. Serge Tisseron[8] nous dit que l’enjeu de la honte est le risque d’exclusion. La honte est un sentiment complexe du fait qu’il renvoie à des situations vécues comme honteuses, aux non-dits, à des situations de violence. La personne honteuse ne peut diriger son agressivité vers l’agresseur et retourne l’agressivité contre elle-même. Les victimes ont honte et pas les bourreaux !
L’effet principal de la honte est de mettre à nu le sujet. Elle représente une effraction, étant donné que le regard, dans une dimension scopique très forte, déshabille le sujet de son image spéculaire. La honte provoque ici une perte de contenance de soi-même. En cela, nous pouvons dire qu’il se produit une abolition des limites entre le soi et le non-soi, ou entre sujet et objet. En effet, la honte, à la différence de la culpabilité, est un sentiment contagieux. Lorsque le sujet SDF dit « j’ai honte », il transmet de la honte. Il a compris qu’elle était contagieuse. Le sujet névrosé va alors transformer cette honte en culpabilité et se délivrer de celle-ci en donnant une pièce. La honte porte fondamentalement sur l’existence même et non sur ce que le candidat à l’existence est supposé avoir commis, comme dans la culpabilité.
Le piège à regard
Le terme utilisé pour nommer l’acte du tatouage est « encrer ». « Encrer, ancrer, ancrage ». Ces personnes cherchent à jeter l’ancre dans l’autre, à l’accrocher dans leur mode de jouissance. Le regard de l’autre est sollicité par les inscriptions sur le corps qui sont un appel au lien. Les dessins, les lettres, les marques s’adressent à l’Autre, attendent un destinataire. L’écriture est adressée, la peau est donnée à voir. Le tatouage est un moyen d’attirer l’attention et une façon de tendre, selon l’expression de Markos Zafiropoulos « un piège à regard ». C’est aussi l’ambivalence qui est pointée par le désir de montrer tout en cachant mais aussi de cacher tout en montrant. Si on se réfère au stade du miroir, Lacan montre l’instant de jubilation où l’enfant, placé devant le miroir, s’y reconnaît et est reconnu par l’Autre. Le Moi s’y constitue en tant qu’il est imaginaire, et plus précisément spéculaire. Tout ce qui est de l’autre, du narcissisme passe par le spéculaire, dans la rencontre primitive du petit d’homme avec son image. L’enfant ne se voit pas par son propre œil mais par l’œil de la personne qui l’aime ou le déteste. Lacan dit : « C’est par la voie du regard que ce corps prend son poids ». Le tatoué se fait-il encrer pour se sentir regardé ou pour « effracter » le regard de l’autre ?
Le regard du thérapeute:
Le regard que nous portons sur autrui est un regard rythmé, scandé. C’est un temps qui découpe l’espace. Le regard du thérapeute devient un acte clinique si ce regard ponctue les situations.
Le regard qui surprend, qui découvre, qui arrête, qui coupe, qui rythme, apporte la ponctuation. Ce regard peut faire interprétation. D’ailleurs « Etre heureux, n’est-ce pas être beau dans le regard de l’autre » ? (Albert Jacquard). Le film « Le huitième jour » ne change-t-il pas le regard des gens sur les mongoliens quand Harry et Georges, les deux acteurs principaux, s’offrent une minute de silence ? Cet instant leur appartient complètement. « Votre vie vous appartient, profitez-en, goûtez-la entièrement et quand vous le désirez ; la vie est là, simple et tranquille, dans cette minute de silence au milieu de la nature » est-il dit dans ce film.
Comment se fait-il que les enfants abandonnés dans les orphelinats de Roumanie témoignent que leur devenir change radicalement quand la société accepte de les regarder avec un autre œil ?
Sous le regard de l’autre ce que je fais devient signifiant. C’est par l’autre qu’on perçoit quelque chose de soi, c’est dans le regard de l’autre qu’on se voit voir. Le champ perceptif d’un enfant peut devenir complètement sauvage, indomptable, irraisonné tant qu’il ne trouve pas de communauté pour interpréter les perceptions qui sont les siennes. Si ce que je ressens tout seul dans mon coin se fait tout seul, il ne se passera rien mais si je peux le confronter, le partager, le vérifier à un autre que moi-même, je trouve dans cet échange, non seulement une limite à mes perceptions mais une aune qui mesure mon plaisir ou mon désagrément. C’est ici aussi que le stade du miroir prend toute sa valeur.
Il montre bien qu’il n’y a pas de rapport au monde s’il n’est pas médiatisé par le semblable et que l’intensité de la jouissance, vérifiée et confirmée par l’autre, permet l’engagement dans une communauté intra – mondaine: je peux entrer dans le monde. Le stade du miroir rappelle qu’il n’y a pas de rapport du sujet immédiat au monde. Notre rapport est filtré, médiatisé par le semblable et par une boucle qui fait référence commune à un grand Autre. On peut affirmer que le travail de la pensée afin de ne pas être délirante, pour avoir quelque efficacité, est contraint de s’engager dans les mêmes défilés: nécessité de poser sans cesse ces deux instances, comme le dit Lacan- le petit autre, (objet partiel imaginaire) et le grand Autre (l’inconscient)-.
Le double regard du dialogue socratique
Le jeu dramatique permet un décalage. Le changement de rôle en psychothérapie psychodramatique s’inspire du dialogue socratique : « Une rencontre à deux, œil à œil, face à face. Et quand vous serez tout près, je vous retirerai vos yeux et les mettrai à la place des miens, et vous retirerez mes yeux et les mettrez à la place des vôtres ; alors je vous regarderai avec vos yeux et vous me regarderez avec les miens ». En psychodrame, le corps est représenté par le langage. Le psychodramatiste est auditeur-spectateur qui permet de donner corps au mot. L’intérêt principal du travail de représentation n’est pas seulement dans les vertus de dialogue des propos qui libèrent l’expression. L’intérêt essentiel est clinique : la fonction poétique ouvre à la démultiplication du sujet. Ce double regard en psychodrame est favorisé par la tech nique du renversement de rôle.
Le renversement de rôle
Mettre du jeu dans le groupe permet de sortir de la pensée clivée et de la sidération. Les participants vont être aidé en étant stimulé à décoller du besoin de faire, de l’agir et en s’interrogeant sur ce qui les déborde. À ce niveau plusieurs techniques sont utilisées dont celle notamment du renversement de rôle qui va permettre de décoller du vécu émotionnel. Cette technique sera surtout utilisée lorsque qu’il y a trop de projection, quand l’autre n’est plus vu comme un partenaire, quand il n’y a pas suffisamment de conscience. Le renversement de rôle redonne du poids à la parole. D’après Ophélia Avron (psychanalyste et psychodramatiste) le renversement de rôle est indiqué :
- Quand la projection du participant est trop forte.
- Quand l’autre n’est plus vu comme partenaire.
- Pour souligner le mouvement pulsionnel (violence par rapport à la gentillesse).
- Pour décoller du vécu émotionnel.
« Renverser les places de l’objet et du sujet revient à renverser le mode passif en mode actif. Jouer le rôle de l’autre c’est reprendre en première personne ce qu’il a d’abord expérimenté dans le jeu comme une situation de passivité exactement comme dans le jeu de la bobine le mouvement du sujet lui-même dans son effort interminable pour s’approprier son destin. »[1]
Réveiller le non traduit concourt à l’introjection[2]. L’introjection est vue comme un processus constitutif du monde intérieur, ressourcement identitaire. Elle est action et procès dont le sujet grammatical et réel est le « sujet », l’individu lui-même. Elle est la face traductive du processus contribuant à la constitution du moi préconscient-conscient. Renverser les rôles c’est passer du mode passif à un mode actif (cf. jeu de la bobine où il s’agit de jeter et de reprendre, où il y a figuration de la pensée par la représentation). Il arrive souvent d’observer chez l’un ou l’autre participant des transformations spectaculaires du corps lors des changements de rôle : le corps se redresse, devient plus tonique, les gestes gagnent en amplitude, les expressions du visage réapparaissent, les modulations de voix se diversifient, etc. Cette transformation en action peut rester insu du sujet qui reprend son rôle, comme si de rien n’était, mais les observations des autres participants à qui la transformation a « sauté aux yeux », lui font retour de manière saisissante.
[1] Jean-Marc Dupeu, L’intérêt du psychodrame analytique, Ed. PUF, 2005, p.259.
[2] Pour davantage d’information concernant « l’introjection », j’invite le lecteur à lire mon article sur mon site web : https://www.psychotherapie-psychodrame.be/2024/02/04/psychodrame-et-introjection-2/
Si je crois en toi, je te permets de croire en toi
Le regard porté sur soi et sur l’autre me paraît déterminant : « Si je crois en toi, je te permets de croire en toi » ! Nous pouvons être porteurs d’espoir, prendre le risque de trouver une étincelle d’espérance et croire au développement de l’autre. « Un plus petit signe suffit à transformer un vilain petit canard en cygne » ! L’essentiel de nos comportements n’est-il pas suscité par nos représentations ? L’ennemi de la « vérité » n’est-il pas la conviction, le jugement définitivement porté ? Ce qui éloigne, ce qui oppose, c’est l’ignorance. Quand nous ignorons, nous construisons des représentations arbitraires que nous tenons pour des vérités. Dans la théorie constructiviste, pour y faire référence, la perception du monde, chez l’homme, restera toujours une construction de l’esprit. Nous ne pouvons connaître que ce que nous construisons nous-mêmes. L’intérêt que j’y trouve personnellement réside, en outre, dans cette synthèse : « La conclusion de tout cela est bien intéressante : le monde empirique du vivant, la logique de la réflexibilité et l’histoire naturelle nous disent donc que l’éthique, – la tolérance, le pluralisme, la distance qu’il nous faut prendre à l’égard de nos propres perceptions et valeurs pour pouvoir prendre en compte celles des autres- est le fondement même de la connaissance, mais aussi son point final. En trois mots, mieux vaut faire que dire : les actes parlent davantage que les mots »[9]
S’autoriser à changer notre regard
S’autoriser vient du latin auctorizare, de auctor ( « auteur ») ; de l’ancien français actorisier (« donner autorité à quelque chose, certifier, prouver ») et du provençal : authorisar ; de l’espagnol : autorizar; de l’ italien : autorizzare ; de auctor.S’autoriser à penser, s’autoriser à jouer, s’autoriser à désirer, prendre du plaisir, jouir, jouir de tout ce que notre nature humaine nous permet, s’autoriser à s’émerveiller, s’autoriser à changer notre regard sur le monde, s’autoriser à ouvrir notre regard sur le monde, s’ouvrir à tout, à tout ce qui vient à soi, sans censure, ce n’est pas “je dois», «je devrais”, “cela se fait-il?”, « cela n’est-il pas ridicule?”, mais plutôt : “comment je me sens, là, tout de suite, avec cette idée?
[1] Fr. Dolto, « Tout est langage », Carrere, 1987, p. 155.
[2] Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 ; Éditions de Minuit, 1969, pour la postface de Gilles Deleuze.
[3]Marie-Christine Laznik, Des psychanalystes qui travaillent en santé publique, Le Bulletin Freudienne n°34, Mars 2000.
[4]http://www.causefreudienne.net/event/lobjet-regard/
[5]Hélène Bonnaud, Le regard sur le corps, https://www.lobjetregard.com/2016/06/23/lempreinte-du-regard-sur-le-corps/
[6] J. Lacan, Le Séminaire. Livre II. [1954-1955] Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, Paris 1978, pp. 332-333.
[7] Jean Oury, L’objet chez Lacan, Clinique La Borde, http://www.revueinstitutions.com/articles/oury_objetlacan.pdf
[8] Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches (HDR), chercheur associé au Centre de Recherche Psychanalyse Médecine et Société à l’université Paris VII Denis Diderot. Je me réfère ici à son livre : La honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod. (1992).
[9] https://inventin.lautre.net/livres/invention-de-la-realite-Contributions-au-constructivisme.pdf,p.6.
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16 février, 2024