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Le tatouage : un certain regard sur le corps

Le tatouage : un certain regard sur le corps
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Introduction :

Autrefois réservé aux « mauvais garçons », le tatouage s’est largement popularisé si bien qu’aujourd’hui un Français sur dix est tatoué ! L’engouement pour cette pratique est tel qu’on ne peut plus parler de « phénomène de mode » mais bien d’un phénomène de société. En Belgique, les données chiffrées sur le tatouage n’existent pas. Certains disent qu’un Belge sur dix serait tatoué, on compterait 200 à 300 professionnels. Il s’agit là d’une véritable révolution culturelle qui est apparue aux États-Unis dans les années 70 pour s’élargir à l’Europe fin 80. Elle a pris naissance avec le mouvement hippie, sur fond de libération sexuelle, et a été largement relayée par les actrices et les acteurs, à l’image de Jack Nicholson, Angelina Jolie ou encore Estelle Halliday. Cette tendance rompait ainsi avec le tatouage des générations précédentes qui avait une connotation de rébellion. Le tatouage d’alors était exclusivement masculin et se limitait au milieu ouvrier, routier, carcéral ou militaire. Ces tatouages possédaient une connotation virile, souvent agressive. Maintenant la recherche de beauté, d’harmonie prend le dessus. Désormais, on peut parler d’une massification du tatouage qui se veut une véritable forme d’art populaire, un body art généralisé. Les tatoueurs sont des artistes qui dessinent des œuvres souvent stylisées et finement travaillées.

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Je propose ici de découvrir la symbolique de ce phénomène en commençant par le point de vue analytique représenté par le concept du « Moi-peau » mis en évidence par Didier Anzieu[i], psychanalyste.

 

Le concept du Moi-peau :

« La peau fournit de nombreux exemples d’un fonctionnement paradoxal, au point qu’on peut se demander si la paradoxalité psychique ne trouve pas sur la peau une partie de son étayage. La peau soustrait l’équilibre de notre milieu interne aux perturbations exogènes, mais dans sa forme, sa texture, sa coloration, ses cicatrices, elle conserve des marques de ces perturbations. A son tour, cet état intérieur qu’elle est censée préserver, elle révèle en grande partie au-dehors ; elle est aux yeux des autres un effet de notre bonne ou mauvaise santé organique et un miroir de notre âme. Autres paradoxes. La peau est perméable et imperméable. Elle est superficielle et profonde. Elle est véridique et trompeuse. Elle est régénératrice, en voie de dessèchement permanent. Elle est élastique mais un morceau de peau détaché de l’ensemble se rétrécit considérablement. Elle appelle des investissements libidinaux autant narcissiques que sexuels. Elle est le siège du bien-être et aussi de la séduction. Elle nous fournit autant en douleurs qu’en plaisirs. Elle transmet au cerveau les informations provenant du monde extérieur, y compris des messages « impalpables » qu’une de ses fonctions est justement de « palper » sans que le Moi en soit conscient. La peau est solide et fragile. Elle est au service du cerveau mais elle se régénère alors que les cellules ne le peuvent pas »[ii] (encore que ceci est remis en question ! Mon commentaire). « Elle matérialise, par sa nudité, notre dénuement mais aussi notre excitation sexuelle. Elle traduit par sa minceur, sa vulnérabilité, notre détresse originaire, plus grande que celle de toutes les autres espèces, et en même temps notre souplesse adaptative et évolutive. Elle sépare et unit les différentes sensorialités. Elle a un statut de transitionalité. »[iii]

Les trois fonctions de la peau :

« La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de parole y ont accumulés. La peau, seconde fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est, de plus, une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci »[iv]. Voyons un peu plus loin l’analyse du phénomène du tatouage. Il s’agit d’encrer et d’ancrer comme il faut aussi évoquer la question de la douleur et celle du plaisir.

Encrer et ancrer

Signe d’appartenance ou de reconnaissance, le tatouage affirme une nouvelle identité. Quel est la motivation profonde du tatouage comme du tatoué ? Le tatouage reste de toute évidence un processus secret, un cheminement psychologique parfois long dont le tatoué lui-même n’a pas toujours entièrement conscience. Le tatouage traduit bien la valeur auto-agressive de ce passage à l’acte. Le corps sera la victime de cette mutilation qui rappelle les pratiques de chirurgie rituelle, qui chez les peuples primitifs lors de l’initiation, font entrer dans la culture ce qui est de l’ordre de la nature (circoncision, excision). C’est dans la peau que se grave le tatouage ainsi placé entre le dedans et le dehors; peau tout à la fois, enveloppe du corps et du moi, frontière entre intérieur et extérieur et lieu d’échanges privilégiés. « Mal dans sa peau » le sujet va se modeler son image du corps en manipulant ainsi son espace cutané (revalorisation narcissique). Par cette action auto-plastique, la peau est l’objet d’un réinvestissement libidinal important; elle accueille l’aiguille avec douleur et plaisir.

Il y a dans l’acte de se tatouer la nécessité de venir matérialiser la barrière symbolique que joue la peau. Par cette « prothèse cutanée » le tatoué tente de réparer un « moi-peau » (Cf. les travaux de Didier Anzieu dans son ouvrage « le moi-peau ») raté ou défaillant. Cet artifice redoublant la membrane cutanée, renforcera sa valeur protectrice, garantira l’intégrité du Moi. Cette opération transitoire chez l’adolescent en mouvance devra se répéter, toujours nécessaire chez les tatoués « chroniques » malade du soi-même-être. Un tel repli libidinal sur le corps renforcera l’estime de soi mais cet apport narcissique appauvrira d’autant le sens du geste dans la relation d’autrui. Se tatouer est donc un passage à l’acte, lequel procure une décharge tensionnelle, tout comme l’acte de boire chez l’alcoolique, la fugue, le délit ou la tentative de suicide. Ceci rend compte, de la parenté des tatoués avec les psychopathes et de la fréquence chez eux d’agir vite (ivresses, délits); de la pauvreté d’expression verbale, car le geste remplace la parole et en tient lieu, cette esquive de l’élaboration mentale, des conflits étant très économiques pour le moi, de l’impossibilité qu’a le tatoué d’expliciter ses motivations profondes. Il faut signaler que le recours au tatouage se fait chaque fois que l’identité personnelle est menacée, surtout à l’adolescence, où la crise identification bouleverse le moi, qui se restructure dans la mouvance propre à cette période.

Quelque soit sa connotation, revendicatrice, provocatrice, conjuration, sentimentale, érotique ou tout simplement décorative, le tatouage est bien un langage collé au corps, plus significatif qu’un simple badge que l’on peut changer. Il délivre un message codé dont la gravité est son caractère définitif. Il peut alors devenir une charge. Un vrai souci d’avènement de soi, une sincère recherche d’identité à raffermir, une quête d’identité sincère, une quête de sens  animent tous ces êtres . L’envie de changer de peau équivaudrait à une métamorphose intérieure. La marque corporelle devient un bijou, un ornement à même la peau. Pour autant n’est-ce que la valeur esthétique qui prime ?  Le tatouage comme le piercing suscitent le regard d’autrui, séduction pour les yeux et pour le toucher. Quant au choix de leur emplacement, rien n’est le fait du hasard, c’est une recherche subtile de nouvelles  sensations venant pimenter le rapport au désir et au plaisir. Modification de son rapport au corps donc, non seulement par une célébration sensorielle plus ou moins recherchée, mais aussi par la métamorphose apparente du corps. Il s’agirait en somme de signer comme une carte d’identité plus solide, plus protectrice, par le biais du corps marqué. Donner en fait plus de corps au corps et y gagner comme un supplément d’âme. Le corps par ses signes s’apparente à une signature de soi. La volonté de se démarquer, d’accéder à une version de soi embellie, le souci de trouver ses marques, la nécessité d’attirer l’attention sur soi participent à ce qu’il conviendrait de nommer, une tentative de se redéfinir. Le corps par ses marques se verrait mandaté pour tenter d’arrêter le temps : éterniser un instant par une marque définitive. S’expliquent de ce fait le choix des inscriptions tatouées, véritable archive de soi : le corps devient  alors récit d’existence  et tente d’immortaliser des événements clés de l’existence.   Il ne faudrait qu’un cran supplémentaire, pour déceler  dans ces différentes tentatives, une façon d’affronter et conjurer nos peurs de vivre, nos peurs de vieillir, et note désarroi profond face à la mort. Le terme utilisé pour nommer l’acte du tatouage est « encrer ». « Encrer, ancrer, ancrage ». Ces personnes cherchent à jeter l’ancre dans l’autre, à l’accrocher dans leur mode de jouissance. Le regard de l’autre est sollicité par les inscriptions sur le corps qui sont un appel au lien. Les dessins, les lettres, les marques s’adressent à l’Autre, attendent un destinataire. L’écriture est adressée, la peau est donnée à voir. Le tatouage est un moyen d’attirer l’attention et une façon de tendre, selon l’expression de Markos Zafiropoulos « un piège à regard ». C’est aussi l’ambivalence qui est pointée par le désir de montrer tout en cachant mais aussi de cacher tout en montrant. Si on se réfère au stade du miroir, Lacan montre l’instant de jubilation où l’enfant, placé devant le miroir, s’y reconnaît et est reconnu par l’Autre. Le Moi s’y constitue en tant qu’il est imaginaire, et plus précisément spéculaire. Tout ce qui est de l’autre, du narcissisme passe par le spéculaire, dans la rencontre primitive du petit d’homme avec son image. L’enfant ne se voit pas par son propre œil mais par l’œil de la personne qui l’aime ou le déteste. Lacan dit : « C’est par la voie du regard que ce corps prend son poids ». Le tatoué se fait-il encrer pour se sentir regardé ou pour « effracter » le regard de l’autre ?

Douleur et plaisir

C’est comme s’ils avaient besoin d’avoir mal pour se sentir exister. S’ils ne sentaient pas de douleur, ils ne sauraient pas qui ils sont. Ils ont besoin de marquer leur corps comme s’il risquait de ne plus exister pour eux. Il y a le moment du tatouage : l’introduction de l’aiguille dans la peau, la douleur physique, il se met entre les mains de son tatoueur. Temps nécessaire où s’inscrit la sensation, le souvenir d’une douleur certainement intriquée au plaisir à ce moment-là. Freud développe l’idée qu’un sujet peut, sous certaines conditions, rechercher la douleur comme source de plaisir. L’éprouvé douloureux peut être source d’un plaisir sexuel. Puis il y a le dessin, la marque, le motif qui laisse une trace qui vient rappeler à la mémoire, la douleur/le plaisir. La trace laissée sur la peau renvoie à ce moment généré par l’autre, à sa demande. La personne qui est tatouée s’est incorporée d’une certaine façon cette représentation. Soumis à son propre regard, un souvenir et une sensation reviennent sur la scène, comme une réévocation de cette expérience de douleur corporelle comportant une érotisation, qui a permis que le sujet sente son corps. Une façon de se (re)faire un corps…Pour exprimer leur malaise, des sujets marquent leur corps. Ils utilisent leur corps comme théâtre où plusieurs scènes peuvent être jouées. Au plaisir d’être regardé s’ajoute automatiquement la douleur physique dès l’introduction de l’aiguille dans la peau, déversant l’encre qui laissera la trace. Ces sujets paient de leur personne pour un plaisir/déplaisir qu’ils devront sans cesse renouveler. Le corps de la modernité parle du masochisme. Lacan nous indique que ce qu’ils veulent susciter, c’est l’angoisse chez l’Autre. Certains se font écrire sur le corps, dessiner des formes géométriques ou figuratives, phantasmes intimes ou sociaux. Certains veulent transformer leur corps en œuvre d’art. Ils livrent leur corps à un autre pour y déployer leur symptôme.Il s’agit d’une inscription impossible du symbolique dans l’inconscient qui pousse ces sujets à viser directement le corps comme support d’écriture. C’est aussi un moyen d’envoyer un message à l’autre, de lancer une bouteille à la mer que l’écoute et le regard analytique permettent de déchiffrer. Le sujet tente de s’inventer, de se créer.

Réf. :

Le Moi-peau, Didier Anzieu, Bordas,Paris 1985.

Psychanalyse du tatouage et du piercing, Patrick Fraselle  23 Février 2014, Journal français de psychiatrie, 2006/1 (no 24)

Le corps et ses marques, Le tatouage : un certain regard sur le corps, Catherine Rioult, Eres 2006.

Quand la peau prend la parole, Kopp jean-luc, psychanalyste.

koppjeanluc-psychanalyste.net/? p=34

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/07/07/31003-20140707ARTFIG00097-tatouage-quand-la-societe-de-consommation-investit-les-corps.php

http://www.levif.be/actualite/sante/le-tatouage-un-phenomene-culturel-et-de-societe/article-normal-120153.html

[i] Didier Anzieu, né le 8 juillet 1923 à Melun et mort le 25 novembre 1999 à Paris 5ᵉ, est psychanalyste, professeur émérite de psychologie à l’université Paris X-Nanterre et membre de l’Association psychanalytique de France.

[ii] Le Moi-peau, Didier Anzieu, Bordas,Paris 1985.P.16.

[iii] Ibidem p.17.

[iv] Ibidem p.39.

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