La fonction symbolique de l’argent en psychothérapie

La fonction symbolique de l'argent en psychothérapie
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L’organisation prégénitale et l’argent :

« Le passage progressif vers le stade anal (appellation qui désigne l’ensemble de la musculature et non pas seulement le sphincter anal) permet à l’enfant d’accroître sa capacité d’agir sur le monde. Ici, la relation avec l’objet s’appréhende en termes de soumission et de domination. L’enfant peut trouver des compromis dans un commerce relationnel où les matières fécales, sa possession la plus précieuse, qu’il considère comme faisant partie de lui, sont données en échange des soins et de la protection de sa mère. Les angoisses liées à ce stade sont représentées sous la forme d’un danger d’être vidé, d’être asservi, exploité. En même temps que l’enfant progresse dans sa perception de la différence entre soi et l’autre il forme le désir de maîtriser cet autre qui lui semble tout-puissant. C’est la période du « non », de la constipation; le refus de donner ce que la mère semble désirer ardemment est un moyen d’agir sur elle, de la frustrer, comme l’inverse est un moyen de la combler… Déplacés sur le symbole argent, les désirs formés à ce stade s’expriment en termes d’avarice et de prodigalité. La figure d’Harpagon et sa cassette est le prototype de l’angoisse d’être vidé. L’avarice du vieillard se comprend comme un désir de retenir ses ressources, ses moyens vitaux, ses aptitudes d’autrefois. À ce niveau l’enfant désire inverser les rôles pour devenir la personne toute-puissante à la place de l’objet. D’où par exemple le fantasme d’être à la tête d’une multinationale, de faire sauter la banque… (On commence à voir des différences dans les projections entre filles et garçons. Les garçons cherchent plutôt le prestige, la maîtrise, les filles s’inscrivent plutôt dans une relation de donner et recevoir.) En suivant cette ligne de la pensée, où Freud conçoit l’argent dans son rapport à l’organisation prégénitale, on comprend que le surinvestissement du symbole est la conséquence d’une gestion de la libido en processus primaire. Autrement dit : on projette sur l’argent le pouvoir de colmater les angoisses primitives, le pouvoir de satisfaire les fantasmes générés par les expériences orales et anales pour parvenir à un sentiment de complétude.

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L’organisation génitale et l’argent :

Lorsqu’on se permet de penser l’argent en rapport avec le stade génital, il peut être appréhendé comme un objet partiel, « une petite chose détachable » qui facilite les relations d’échange. Ici, le fonctionnement psychique s’organise à partir des expériences liées à la reconnaissance de la différence des sexes et des générations avec ce qu’elles impliquent dans l’acceptation des limites de soi, la reconnaissance de l’autre comme semblable et différent à la fois. Ici on peut se concevoir en termes d’être, on est garçon ou fille, homme ou femme. On est appelé à renoncer au fantasme de complétude mais on peut concevoir la complémentarité du pénis et du vagin, où chacun des protagonistes donne et reçoit sans qu’obligatoirement quelqu’un en soit lésé. La résolution du conflit œdipien nécessite de gérer un attachement ambivalent à chacun de deux parents; on est capable de relativiser ses sentiments et, partant de là, de relativiser la valeur. La reconnaissance de la fonction du père comme tiers médiateur et l’acceptation de la loi permettent d’admettre que le signe monétaire a force de loi, qu’il régule la violence acquisitive et les antagonismes suscités par les désirs d’appropriation. On comprend que l’ensemble de ces éléments liés à la génitalité permet d’atténuer les projections inconscientes sur l’argent, à l’individu de se servir correctement de sa géniale invention. Il reste que notre époque assiste plutôt à une forme d’emballement maniaque qui conduit les individus à se jeter sur l’avoir pour se donner consistance, pour s’imaginer omnipotents. Pour le psychanalyste il s’agit d’une régression, l’expression d’un déficit identitaire, lié probablement aux effets pervers d’une autonomie trop angoissante. On assiste sans doute à une pathologie générée par la liberté…

Quelques mots pour conclure sur la fonction du paiement dans les traitements : le paiement structure la relation psychothérapeutique et analytique en introduisant un élément qui pousse à rompre avec la compulsion de répétition. Alors que la relation est organisée pour favoriser la régression vers le processus primaire, pour susciter le rêve et le transfert, le paiement « corrige » la situation analytique. Il introduit un principe de réalité. La relation est banalisée. Elle se donne comme commerciale, contractuelle, et permet ainsi de rassurer les patients du fait même de leur déception. »[i]

La question du tarif :

Les premiers entretiens entre un patient et un psychothérapeute ont pour fonction d’évaluer la demande du patient et d’établir le cadre du travail qui s’engage. Durée, fréquence, horaires et prix des séances sont donc en principe déterminés au départ par le psychothérapeute avec l’accord du patient.

L’argent est-il indispensable au déroulement de la psychothérapie ? Bien qu’il lui soit arrivé de pratiquer des cures gratuites, Freud considérait l’argent comme un paramètre important du processus analytique. L’absence de l’influence correctrice du paiement présente de graves désavantages ; l’ensemble des relations échappe au monde réel ; privé d’un bon motif, le patient n’a plus la même volonté de terminer le traitement. La gratuité pouvait être une source insurmontable de résistance et un obstacle majeur à la poursuite de la psychothérapie ou de l’analyse. Ces remarques de Freud conservent toujours leur part de vérité. On dit de l’argent qu’il n’a pas d’odeur, marquant ainsi le lien privilégié entre l’argent et l’analité. En cela, il permet cette médiation neutralisée qui, certes, favorise le refoulement des échanges primitifs dans leur corporéité, mais en même temps en autorise les substitutions symboliques et leur élaboration dans la cure à l’abri justement de cette isolation du contenu sensuel et corporel. Par ailleurs, l’argent est effectivement ce tiers chosifié qui permet éventuellement l’aménagement tolérable de la relation transférentielle et de l’érotisme à la fois amoureux et agressif qu’elle implique. Sans cette médiation, le risque est grand d’une collusion entre le psychothérapeute et son patient, qui annule la dimension objectale de la relation psychothérapeutique : le psychothérapeute ou l’analyste pourrait alors devenir ce personnage omnipotent qui empêche toute individuation du patient, et contraindre celui-ci à payer de sa personne plutôt qu’avec de l’argent. Le paiement a en effet pour avantage de moduler la relation de dépendance entre le patient et le psychothérapeute, car, si la relation psychothérapeutique représente une situation de dépendance très grande du patient à l’égard du psychothérapeute, l’argent donné par le patient permet d’inverser cette relation de dépendance ; sous cet aspect c’est le psychothérapeute qui dépend du patient.

De ce point de vue, l’argent dans la cure a une fonction symbolique [ii]qui, par sa matérialité même, viendrait pallier l’insuffisance du médiateur fantasmatique, qu’est l’imago paternelle, en fait indispensable à la constitution de la relation objectale, à la réduction de l’omnipotence. Comme médiateur réel, indispensable à l’efficacité de la cure analytique, l’argent fait ainsi écho aux origines mêmes de la symbolisation. Le mot « symbole » (du grec sumbolon) désignait en effet chez les anciens Grecs un objet brisé en deux (pierre, tablette), dont la réunion (sumballô = réunir, mettre ensemble) permettait à deux alliés ou à leurs délégués de se faire reconnaître comme liés entre eux ; ce pacte avait été conclu par la rupture de l’objet en deux et par son partage entre les deux personnes qui, auparavant, avaient voulu ainsi attester de leurs liens d’alliance.

Et, pourtant, l’analyse gratuite est possible, peut-être moins en clientèle privée, ainsi que Freud a pu en expérimenter et dénoncer les dangers et les risques, que dans une institution qui reprendrait à son compte la fonction médiatrice accordée à l’argent. Cela suppose d’accorder plus d’importance à l’argent fantasmé qu’à l’argent payé et d’évaluer à quelles conditions cette fantasmatisation peut être favorisée ou au contraire entravée. L’expérience montre que ce n’est pas toujours l’argent payé qui en permet l’élaboration fantasmatique.

A ces problèmes techniques correspondent des enjeux théoriques concernant la dimension symbolique de l’argent. L’argent est-il un symbole universel ou personnel ? Si le travail clinique montre que l’argent est polysémique et renvoie tout aussi bien à l’oralité et à la génitalité qu’à l’analité, pourquoi l’analité apparaît-elle, autant dans la cure analytique que dans la culture, le réfèrent essentiel de cette symbolisation ?

« Le point de départ de la réflexion psychanalytique sur l’argent est le travail de Sigmund Freud en 1908 quant au caractère anal de l’argent. Il émet un rapport d’équivalence entre le symbole argent et les fèces, autour de la rétention et de la défécation. Ferenczi analyse ce déplacement par le passage d’un objet sale à quelque chose de plus propre où l’œil prend plaisir à voir l’éclat et l’oreille à écouter le tintement métallique. À ce stade, les pièces sont estimées comme objet de plaisir à amasser et à contempler et non pour leur valeur économique. L’enfant comprend ensuite que l’argent est un moyen d’arriver à obtenir ce qu’il désire par sa capacité à exercer sa puissance sur ses parents et à susciter chez eux des réactions affectives. C’est pourquoi Melanie Klein attribue à l’argent une signification orale en tant que sein inépuisable. Ainsi Kaufman identifie-t-il plusieurs déséquilibres liés à l’usage affectif de l’argent par l’insécurité qui correspond à l’angoisse de ne pas être aimé. Selon les premières relations avec l’Autre maternel, soit l’individu développera un refus compulsionnel de la dépense par peur d’être abandonné, avec une sensation d’omnipotence, soit il ressentira l’argent nuisible en lui-même, se devant de le donner pour être aimé. L’argent n’a aucune valeur propre et c’est pourquoi Jacques Lacan le définit en tant que signifiant. Il permet d’accéder à son désir par son glissement dans la chaîne du langage. Quand le sujet le possède et le garde, il répond de la valeur et de la puissance qu’il a réellement à l’intérieur de lui. En tant que signifiant, il correspond à un manque, à l’objet « a ». Le figer arrête la course désirante et conduit à l’esclavage. Dans l’Avare de Molière, Harpagon est possédé par sa caisse qui le pousse à un désir de mort, ayant incarné le grand Autre. Comme le montre Freud avec l’exemple « Un enfant est battu », on assiste à un renversement de la pulsion, « en étant dominé » et réduit à une position d’objet ; se développent alors l’orgueil, le mépris et l’agressivité.

Ce glissement s’effectue par la confusion d’avec le don d’amour et par la nostalgie du « narcissisme primaire ». La relation fusionnelle, sans la médiation du langage et sans rupture, constitue le piège dans lequel se réfugie le désir. Par ce schéma, on retrouve les conduites addictives en tant que plaisir immédiat et intemporel. Cependant, cet enfant qui se nourrit à mort de la mère, revient à un état de dépendance. La possession qui se fétichise oublie que l’argent sert à s’en servir, à accéder à son désir. On retrouve cette approche dans le bouddhisme où il faut accepter de se détacher du matériel pour accéder à une liberté affective. C’est en 1918, dans « La technique psychanalytique », que Freud introduit la nécessité de paiement dans la cure : « L’absence de l’influence correctrice du paiement a de graves désavantages ; l’ensemble des relations échappe au monde réel ». À partir de cette évidence, il met en avant que l’analyste doit gagner sa vie, introduisant une valeur d’échange identique à celle utilisée dans le monde et le temps. Il avance, entre autres, comme raisons, d’éviter la résistance au changement pour le patient qui impute sa souffrance à la réalité extérieure et dont il serait une victime impuissante. Dans un autre registre, Lacan évoque la place de l’argent pour insister sur la fonction de rien de son contenu. L’argent, pur signifiant, marque du manque dans l’échange, est donc la garantie contre les forces de répétition que souligne Freud. Le patient doit arriver à se déprendre du fantasme évoquant ce qui lui est dû de ses parents, l’analyste n’apparaissant ni désintéressé, ni trop bon. De l’acte du paiement, l’analyste permet à l’argent donné séance après séance d’être un signifiant, non un objet et d’amener la circulation des signifiants. L’argent, dans l’analyse, sert à redonner à ce signifiant sa valeur symbolique. À travers ce que l’analysant donne ou refuse, il y a toujours une valeur d’appel. Pour accéder à sa position de sujet en acceptant l’insatisfaction du désir, l’analyse permet de ne pas confondre l’amour avec l’argent et de le substituer au fantasme de la relation primaire et totale à la mère. L’argent sert à se réaliser. Quant à l’amour, il n’a aucune valeur marchande. D’ailleurs, selon Lacan, « l’amour c’est donner ce que l’on n’a pas » ; il est, lui aussi, signifiant d’un manque fondamental mais qui ne signifie pas vouloir changer l’autre « à tout prix ».[iii]

Le sens du paiement en psychothérapie :

Faire le choix de payer sa thérapie, c’est déjà vouloir aller mieux, faire la démarche nécessaire à l’amélioration de la situation. Payer sa séance c’est vraiment différent de payer son  problème dans la vie ou de le faire payer à son entourage. Accepter la règle du paiement c’est rendre possible sa thérapie, s’y impliquer en vrai. Le libre paiement garantit un espace privé qui est hors des exigences du corps social. Le psychothérapeute n’impose pas de normes de guérison, d’adaptation. A chacun de trouver un mode d’être  qui, pour lui, soit satisfaisant, qui peut être à mille lieux de ce que le consensus social considère comme une existence valable.

Payer – parfois cher – la personne qui va nous écouter nous assure pourtant un rapport sain, non assujetti à elle. Il s’agit d’un échange. La fonction de l’échange est de se séparer d’une chose que l’on possède pour en acquérir une autre. Nous payons aussi pour parler à quelqu’un de compétent, qui ne portera pas de jugement, dans un lieu où rien de ce que nous dirons ne sera répété. Donner de l’argent, c’est une barrière contre la toute-puissance du thérapeute, et cela signe l’engagement du patient vis-à-vis de son psy, donc de sa cure. Il s’agit là de ce que l’on appelle “l’alliance thérapeutique”. Le paiement de la séance évite également au patient de se sentir symboliquement débiteur à l’égard du thérapeute.  Enfin, le règlement assure l’ancrage de la psychothérapie ou de l’analyse dans le réel. « L’argent, c’est l’irruption du principe de réalité dans un espace où se dit l’inconscient, donc le fantasme. » L’obligation de payer aide le patient à parler de son rapport à l’argent, sujet souvent aussi tabou que sa sexualité. Payer en fin de séance c’est prendre contact avec la vraie valeur de sa séance. Le fait de payer en espèces, objet pulsionnel du registre de l’analité, aide le patient à parler, au-delà de ses problèmes matériels, de son désir par rapport à l’argent. En effet, l’argent fonctionne comme une matérialisation de l’objet a, en tant qu’équivalent général des objets de désir. Au-delà du pulsionnel, qui établit la correspondance entre l’avarice et la constipation dans une problématique de rétention anale, on peut considérer la thésaurisation comme une façon d’éviter la castration qu’implique la réalisation d’un désir. Car désirer un objet implique de renoncer aux autres, alors qu’Harpagon peut virtuellement tout avoir !

MOTS CLES :

Fonction symbolique de l’argent ; prégénitalité et génitalité en lien avec l’argent ; colmatage des angoisses primitives ; avoir pour être ; Harpagon ; principe de réalité ; cadre de travail ; médiation; le signifiant « argent » ; l’objet « a » ; l’accès à son désir ; la fonction de l’échange ; l’engagement ; la participation ; la prise en charge de soi.

Références:

[i] « La Psychanalyse et l’argent » Broché – octobre 1993,

Ilana Reiss-Schimmel, Membre de la Société Psychanalytique de Paris 134, rue d’Assas – 75006 Paris.

[ii] Symbolique de l’argent et psychanalyse, Alain Gibault

Communications Année 1989 Volume 50 Numéro 1 pp. 51-79.Version remaniée de « La symbolique de l’argent », publié dans les Cahiers du Centre de psychanalyse et psychothérapie, n » 12, Association de santé mentale du \nf arrondissement de Paris, printemps 1986, p. 63-99.

[iii] Sabine Lacas, http://www.signesetsens.com/psycho-psychanalyse-communication-argent-la-valeur-de-largent-selon-la-psychanalyse.html

Les psychanalystes et l’argent, Conférence du 31/01/2017 par L’Espace Analytique, Centre Culturel « Op Weule » notes personnelles.

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